Scènes de lecture
Le Panta théâtre
24 rue de Bretagne
14000 Caen
02 31 85 15 17
C’est un réel plaisir d’assister aux scènes de lecture du Panta, soirées de rencontre avec des écrivains de théâtre et l’équipe artistique.
La première accueillait Michel Simonot pour sa pièce Delta Charlie Delta, coup de cœur du comité de lecture animé par Simon Grangeat, auteur et metteur en scène.
Il y a trois enfants un soir d’octobre. Ils courent parce que la police court derrière eux. Ils se réfugient dans un transformateur. La police ne signale pas le danger, n’alerte personne. Deux enfants meurent. Un enfant survit. Des semaines « d’émeutes » s’ensuivent. Dix ans plus tard. Le tribunal reconstitue les faits. Les voix enregistrées de la radio de la police. La minutie. Les heures, les minutes, les secondes. Et il y a le survivant, celui que l’on a oublié, qui porte dans sa peau les deux enfants morts. Celui qui se dissimule. Celui qui, encore et pour toujours, fait face à la police. Comme une tragédie jamais achevée. Au-delà de faits, dans leur crudité, leur nudité, des mots entendus et prononcés au tribunal, ce texte déploie, à travers une forme chorale, une dimension symbolique. Il inscrit l’engrenage, la culpabilité individuelle et collective, dans une dimension humaine, éthique, politique.
Delta Charlie Delta de Michel Simonot
Michel Simonot relate cette tragédie en lui donnant une dimension symbolique et met le doigt sur la culpabilité individuelle et symbolique. Quelques extraits du début du livre sont lus par les membres du comité de lecture.
« Le chroniqueur
trois ont franchi le seuil interdit du dehors vers le dedans du dedans vers un autre dedans
nulle autorisation nul accueil nulle hospitalité nulle effraction un mur le franchir devenir invisibles
trois corps plaqués au mur intérieur à s’y emboutir dos collés nuque collée mains collées à devenir ciment doigts écartés tendus à se disloquer à s’y fondre
devenir paroi intérieure enfouis dans la matière dissous dans l’épaisseur de l’enclos
trois enfants le noir l’arabe le turc ont dit des journaux la télé le turc n’est pas turc il est kurde
le noir l’arabe le kurde ils ne regardent pas les têtes de mort sur l’avertissement placardé
ils courent se hissent franchissent retombent
deux sont morts quatre parois autour des corps ils resteront silhouettes chairs noires os blancs déposés ici là aucun couvercle ouverts à la lumière à la nuit à la pluie aux orages
le troisième n’est pas mort
victimes ou vaincus
quels mots ?
au pied du mur des fleurs comme silence
sur Internet des blogs comme des mausolées chants de colère comme deuil
pour deux enfants morts deux visages dessinés une image comme un manque à ne plus
percevoir que les bords de l’écran sans fond un trou
rien pour le survivant
témoin complice quels mots ? preuve archive quels mots ? spectre résidu de l’histoire des morts quels mots ?
le survivant doit dire on lui commande de dire ne pas arrêter de dire lui le muet
il demeure la vie en bandoulière les mains tendues au-dessus des braises …
Le survivant :
depuis votre mort je cache mes cicatrices sous des t-shirts à manches longues je ne peux plus me mettre au soleil je ne peux plus toucher ma peau recollée par lambeaux chaque entaille une peur pour les filles j’ai peur de faire peur au regard des autres pour un simple contrôle la police me tabasse je me sens coupable d’avoir survécu j’ai envie de comprendre peur de souffrir davantage on dit que je suis revenu de l’enfer pourquoi tant d’années pour me questionner ? maintenant que j’ai perdu les mots »
Puis l’auteur révèle l’étincelle qui l’a conduit à l’écriture « à la fois simple et compliquée » de ce qu’on nomme un fait divers.
Nous étions en résidence à Saint Denis au moment des faits et nous nous sommes retrouvés au milieu pendant les trois mois d’émeutes. Je me suis dit alors que j’écrirai, j’ai pris des notes mais il est difficile d’écrire sur de tels évènements. Le déclic a eu lieu lors du procès des policiers à Rennes en 2015 et l’apparition du survivant , témoin terrible de cette affaire et j’ai réfléchi à cette question sur la culpabilité. Qu’est ce que c’est que de survivre à des morts, une question qui nous renvoie aux attentats, aux camps de concentrations …
Et apporte quelques précisions sur la construction du livre.
Le travail de l’éditrice a été très important, ce livre a beaucoup de blanc, il est composé comme une partition musicale. Un prologue tragique raconte l’histoire et ensuite on peut se concentrer sur les enjeux, sur l’écriture, repartir sur la structure du procès puis écrire des parties poétiques. C’est une histoire de temps, de la mort, de l’après-mort, de la parole . On retrouve des formes dialoguées, du monologue, ce qui s’est dit au procès…
Lors du procès en 2015, je ne voulais pas y aller, je souhaitais rester à distance, une dizaine de journalistes tweetaient en live et moi, j’étais devant mon ordinateur à faire des captures d’écran. Puis cela a été une reconstitution de tweets, ce qui permettait de sortir du fait divers grâce au découpage, on s’identifie mais on reste aussi en dehors. J’ai mis en place un chroniqueur (celui qui fait venir la parole) et j’ai imaginé ces quarante minutes terribles pendant lesquelles les jeunes sont entre la vie et la mort où ils sont seuls, puis les émeutes ensuite…
Histoire de la violence d'Édouard Louis
J’ai rencontré Reda un soir de Noël. Je rentrais chez moi après un repas avec des amis, vers quatre heures du matin. Il m’a abordé dans la rue et j’ai fini par lui proposer de monter dans mon studio. Ensuite, il m’a raconté l’histoire de son enfance et celle de l’arrivée en France de son père, qui avait fui l’Algérie. Nous avons passé le reste de la nuit ensemble, on discutait, on riait. Vers six heures du matin, il a sorti un revolver et il a dit qu’il allait me tuer. Il m’a insulté, étranglé, violé. Le lendemain, les démarches médicales et judiciaires ont commencé.
Plus tard, je me suis confié à ma sœur. Je l’ai entendue raconter à sa manière ces événements.
En revenant sur mon enfance, mais aussi sur la vie de Reda et celle de son père, en réfléchissant à l’émigration, au racisme, à la misère, au désir ou aux effets du traumatisme, je voudrais à mon tour comprendre ce qui s’est passé cette nuit-là. Et par là, esquisser une histoire de la violence.
Laurent Hatat, metteur en scène (il choisit dʼadapter en 2012 HHhH, le roman de Laurent Binet paru en 2010), Retour à Reims de Didier Eribon en 2014 …) est invité pour la deuxième des Scènes de lecture .
Il dirige une masterclass sur Histoire de la violence d’Édouard Louis et travaille à sa mise en lecture par les élèves de la classe théâtre du Conservatoire de Caen.
Ce que vous allez voir ce soir sont les premières lignes d’une adaptation à venir d’un roman autobiographique qui est le roman d’un très jeune homme qui a un parcours très particulier, son premier roman s’appelait En finir avec Eddy Bellegueule. Il parle très bien de la violence du milieu auquel on veut échapper et de la violence que l’on envoie en retour dans ce milieu là.
Dans Histoire de la violence il y a besoin d’avoir quelques éléments (quatrième de couverture) car vous n’allez en entendre qu’une partie. Je voulais simplement vous dire que comme c’est une future adaptation théâtrale, j’ai profité du travail avec les jeunes élèves pour faire des expériences, pour voir quelle théâtralité se dégage du roman…
« Je suis caché de l’autre côté de la porte, je l’écoute, elle dit que quelques heures après ce
que la copie de la plainte que je garde pliée en quatre dans un tiroir appelle la tentative
d’homicide, et que je continue d’appeler comme ça, faute d’autre mot, parce qu’il n’y a pas
de terme plus approprié à ce qui est arrivé et qu’à cause de ça je traîne la sensation pénible et
désagréable qu’aussitôt énoncée, par moi ou n’importe qui d’autre, mon histoire est falsifiée,
je suis sorti de chez moi et j’ai descendu l’escalier.
J’ai traversé la rue sous la pluie pour aller laver mes draps à quatre-vingt-dix degrés à la
laverie, en bas, à moins d’une cinquantaine de mètres de la porte de mon immeuble, le dos
courbé par un sac de linge trop encombrant, trop lourd, les jambes qui fléchissaient sous son
poids. Il ne faisait pas encore complètement jour. La rue était vide. J’étais seul et je marchais,
mes pieds butaient, je n’avais que quelques pas à faire et pourtant la hâte me faisait compter:
Plus qu’une cinquantaine de pas, allez, plus qu’une vingtaine de pas et tu y seras.
J’accélérais. Je pensais aussi–impatient du futur qui en quelque sorte renverrait, assignerait,
réduirait cette scène au passé:Dans une semaine tu te diras: Ça fait déjà une semaine que
c’est arrivé, allez, et dans un an tu te diras: Ça fait déjà un an que c’est arrivé.La pluie
glacée, non pas battante mais extrêmement fine, minuscule, désagréable, infiltrait la toile de
mes chaussures, l’eau se propageait dans les semelles et dans le tissu des chaussettes. J’avais
froid– et je pensais:Il pourrait revenir, il va revenir, maintenant je suis condamné à errer,
il t’a condamné à errer.À la laverie il y avait le gérant de l’établissement, petit, trapu. Son
buste dépassait des rangées de machines. Il m’a demandé si j’allais bien, j’ai répondu Non,
aussi durement que j’en étais capable. J’ai attendu sa réaction. Je voulais qu’il réagisse. Il n’a
pas cherché à en savoir plus, il a haussé les épaules, il a tourné la tête, il est entré dans son
étroit bureau dissimulé derrière les sèche-linge et je l’ai détesté de ne pas me poser de questions.
Je suis remonté chez moi avec les draps propres. Je suais dans l’escalier. J’ai refait le lit, il
semblait toujours imprégné de l’odeur de Reda, alors j’ai allumé des bougies, brûlé de
l’encens; ça ne suffisait pas; j’ai pris du désodorisant, du déodorant, les eaux de toilette,
aussi, que j’avais reçues à l’occasion de mon précédent anniversaire, les eaux de Cologne,et
j’en ai aspergé les draps, j’ai savonné les taies d’oreillers que pourtant je venais de laver, le
tissu recrachait l’eau savonneuse sous forme de petites bulles superposées, agrégées, j’ai
savonné les chaises de bois, passé une éponge imbibée sur les livres qu’il avait manipulés,
frotté les poignées de portes à l’aide de lingettes antiseptiques, dépoussiéré minutieusement
et une à une les lames en bois des persiennes, déplacé et interchangé les piles de livres posées
à même le sol, lustré la structure métallique du lit, pulvérisé un produit citronné sur la surface
lisse et blanche du réfrigérateur; je ne parvenais pas à m’arrêter, mû par une énergie proche
de la folie. J’ai pensé : Mieux vaut être fou que mort… »
Prochain rendez-vous
Nous vous donnons rdv les 20 et 21 décembre, cette fois-ci pour la pièce Broken
Conception et co-mise en scène Véro Dahuron et Guy Delamotte
Avec Véro Dahuron, Emmanuel Vérité, Jean-Noël Françoise (musique/son), Laurent Rojol (vidéo), Fabrice Fontal (lumières/percussions).
« À partir de vies d’artistes
parler d’un destin qui se brise
se casse
comment la vie continue
malgré tout
comment donner encore du sens
comment pouvoir se lever le matin
comment trouver encore la force
une nouvelle vie
à construire
une renaissance »