Il me semblait qu‘Anthony pouvait faire sienne la citation de Stéphane Hessel « Créer c’est résister, Résister c’est créer » qu’ « Une plume vous parle » a reprise, et nous lui donnons la parole avec beaucoup de plaisir. Loin des clichés de certains médias sur les personnes dans le mouvement des « Gilets Jaunes » ou des a priori que d’aucuns peuvent avoir, j’ai rencontré un jeune homme humble dans une réflexion très intéressante, qui s’indigne à juste titre contre la misère sociale qui nous entoure et qui s’investit énormément pour tenter de construire, avec beaucoup d’autres, un avenir plus souriant.
Un grand merci à lui pour cette très belle rencontre, et nous lui souhaitons des tonnes de soleil dans son parcours à venir !
Nous le remercions également pour nous avoir accueilli sur le rond point de Bretteville sur Odon en compagnie du média tchèque Voxpot, avec lequel nous avons pu nous entretenir, article à retrouver sur https://uneplumevousparle.fr/par-une-belle-journee-ensoleillee/
Anthony, pouvez-vous vous présenter ?
Je m’appelle Anthony, j’ai trente huit ans, j’habite Eterville à cinq minutes de Caen où je suis né. Je suis cuisinier, j’ai un CAP/ BEP charcutier traiteur et un CAP de cuisine. Je suis intéressé par la psychologie, les faits de société, le social, je n’ai pas de grandes connaissances par les études mais je pense avoir une certaine capacité d’analyse par mes expériences de vie dans les milieux culturels et sociaux que j’ai pu fréquenter.
J’ai pas mal voyagé en France et habité un peu partout, ce qui m’a permis de changer de décor mais j’ai retrouvé les mêmes personnes en peine ou en joie dans toutes les régions. Je suis très attaché à ma culture mais je suis aussi pour un melting-pot universel, dans le sens où on apprend de tout le monde. Une fois que l’on se connait bien soi-même, et par ce que l’on vit aussi, on a envie de s’enrichir sur autre chose.
J’ai toujours été préoccupé par bien connaitre la France, je ne connaissais rien en politique, rien en syndicat … mais je m’intéresse à tout depuis quelques années.
Comment en êtes-vous arrivé à aller sur les ronds points ?
Je ne me retrouvais pas dans ma vie professionnelle, je n’y trouvais aucun épanouissement personnel. C’est très difficile dans le milieu du travail actuellement, c’est compliqué de s’entendre avec ses collègues parce qu’on n’a qu’une seule obsession, c’est de partir du travail. J’avais fait le choix de rentrer dans la cuisine de collectivité, avec un emploi d’intermittent et un salaire bien sûr au strict minimum.
Ce qui m’a révolté aussi, c’est de travailler pour un Smic mais un Smic très éloigné de ce pourquoi il a été créé en 1970 ( précédé par le Smig en 1950), c’est à dire pour donner un salaire aux français afin qu’ils puissent vivre dignement. Hélas aujourd’hui, quand tu vas voir le banquier pour demander qu’on te prête un peu, pour acheter une voiture par exemple, on te répond toujours non ou il faut revenir dans trois mois …. Mais quand tu as tout payé, tu te retrouves au même niveau que quelqu’un qui vit au Rsa tout simplement. Ce n’est surtout pas pour dénigrer les gens au Rsa, c’est une façon de dire que ce sont les salaires qui ne sont pas assez haut par rapport au coût de la vie, par rapport à ce qu’on nous prend chaque mois.
L’élément déclencheur pour moi ça a été cela, certes ça a été l’augmentation du prix du gasoil comme tout le monde mais surtout tout ce qui ne va pas dans notre système, la misère sociale, le manque de considération, l’atteinte à la dignité humaine de chacun. On a tous eu plus ou moins de chance au départ, moi je fais partie de ceux qui n’en ont pas eu du tout mais j’ai passé ma vie à me battre pour essayer d’émerger et garder la tête un peu haute. Je n’ai pas toujours su ce que je voulais vraiment mais j’ai toujours su ce que je ne voulais pas.
Donc ce qui m’a poussé à venir sur le rond point, c’est tout ce que j’avais à l’intérieur depuis des années de renfermement, la culpabilité, la honte, la gène de devoir mentir sur sa situation personnelle auprès des gens parce que tu n’arrives pas à joindre les deux bouts.
Je savais qu’il y avait quelque chose en moi qui m’appelait à aller sur les ronds points. Je sentais qu’il fallait redonner un sens à ce que j’avais vu dans mon enfance un lien, un tissu social que l’on pouvait retrouver dans les bals populaires par exemple. J’y ai retrouvé une émotion intense que je n’avais pas ressenti depuis longtemps.
Aux premières réunions, on était une trentaine et j’ai senti qu’il se passait quelque chose, ensuite on était beaucoup plus et au 17 novembre cela a été l’explosion.
Pour ma part, j’avais la colère mais une fois arrivé sur le rond point cela a été une grosse émotion de retrouver une fraternité. Dès les premières heures, tu t’attends à voir du monde parce que tu sens bien qu’il y a quelque chose qui se passe dans le pays, sur la ville de Caen déjà. Et au fur et à mesure des heures qui avançaient le samedi, je voyais de plus en plus de monde, cela a continué le dimanche.
Et le lundi matin après deux nuits blanches, je vois qu’il y a encore du monde partout ! Je me suis dit, je ne peux pas retourner au travail, j’ai une mission personnelle.
À trente huit ans, je ne veux pas passer la deuxième partie de ma vie dans les mêmes souffrances que j’ai passé la première. J’ai vu trop de misère, et avec mes trente huit ans, mon mental, mon caractère, je me devais de participer à ce qui serait peut être le dernier mouvement social d’envergure que je pourrais voir et je ne pouvais pas ne pas participer pour ne pas avoir de regrets. Quand je vois comment va le monde, la société française, le système, je me demande ce qu’il sera quand j’aurai l’âge de mes grands parents et je veux essayer de faire quelque chose, je partirai surement en colère car on ne change pas le monde en si peu de temps mais au moins en m’investissant, je pourrai partir la conscience tranquille.
Sur ce rond point, vous y êtes depuis le début ?
J’ai commencé le samedi matin au rond point de Décathlon dès six heures, on a tout mis en place là-bas et moi habitant près de Bretteville, j’ai voulu aller voir ce qui se passait vers chez moi. Et depuis le dix sept novembre à midi j’y suis !
Entre deux, j’ai participé à beaucoup d’actions, j’ai dormi dans mon véhicule beaucoup de fois. Parfois je rentrais chez moi à onze heures du soir, je repartais à deux heures du matin pour faire des actions, j’allumais le feu sur le rond point le matin pour les gens qui arrivaient à sept ou huit heures, je surveillais le camp la nuit. Cela a été comme ça pendant trois bonnes semaines/un mois.
Ensuite j’ai commencé à retourner un peu chez moi mais j’allais allumer le feu tous les matins à cinq heures, je rentrais chez moi à vingt heures et je laissais le soin à l’équipe du soir de veiller un peu tard la nuit parce qu’on était tous ensembles dans une belle cohésion, on ne se posait pas de questions, c’était naturel. C’est ce qui m’a beaucoup plu, c’était naturel tout ce qu’on vivait. On ne demandait rien à personne contrairement à notre vie d’avant le mouvement où on passait notre temps à nous plaindre, à geindre, à réclamer, à culpabiliser parce qu’on était dans le manque, à devoir pleurer pour avoir quelque chose, à passer pour des cas sociaux alors que nous sommes juste des gens comme tout le monde.
Quand je vois des retraités sur les ronds points depuis le début, c’est anormal que quelqu’un qui a travaillé toute sa vie gagne huit cent euros par mois ! J’ai retrouvé un peu de tout, des petits frères et des petites sœurs, des gens de l’âge de mon père, de l’âge de mes grands parents mais il n’y avait aucune barrière.
Tout le monde s’arrêtait au bord de la route pour donner alors qu’on ne demandait rien, il y avait même un peu de culpabilité, on n’a pas forcément l’habitude de la solidarité et quand les gens s’arrêtaient pour donner moi j’avais presque honte de prendre. Ce n’est pas le cas de tout le monde mais moi je n’allais jamais vers la route récupérer car on a tellement ancré en nous que la solidarité c’est fait pour ceux qui ne foutent rien !!! Moi mes parents ne se sont jamais inquiétés de ce que je pensais, la seule chose qui les intéressait c’était de savoir si je travaillais.
Et donc après trois mois,vous diriez quoi ?
Déjà il y a un mois et demi, on a bien vu que les violences pétaient de partout … je suis allé aux manifestations jusqu’à l’acte XII à Caen, entre deux j’en ai fait une à Rouen. À Caen je trouvais que la manifestation en elle-même était bien, pacifiste mais ensuite les débordements complètement inutiles car cela sert la cause de l’état, on ne parlait que de ça et cela nous a décrédibilisé. A partir de l’acte XII, j’ai continué à y aller mais avec un peu de déception car je voulais que l’on voit les Gilets Jaunes autrement que comment on les montrait. Cela a commencé à péter à partir de l’acte III mais on sait très bien qu’il y a eu beaucoup de provocations de la part de l’état aussi.
À partir de là je me suis dit, il faut que j’ai une réflexion beaucoup plus profonde et que je prenne de la hauteur sur tout ça. Je me suis dit qu’il devait bien y avoir un moyen pour faire quelque chose de beaucoup plus intelligent et c’est à ce moment là que j’ai entendu parler de la grève générale, j’ai commencé à participer à des débats, autant à l’initiative d’élus que d’autres personnes. J’avais déjà rencontré pas mal de monde, maires, députés, sénatrice, ancien ministre, syndicats et je me suis ouvert à un monde que je ne connaissais pas du tout.
Le problème il est là dans la fracture sociale aujourd’hui, j’ai pu constater que dans ces débats les élus, il faut oublier, ils ne seront jamais pour les Jaunes, ils sont là pour leurs pommes, dans leurs réponses ils ramènent tout à eux. Au niveau des syndicats, il faut faire la différence entre les dirigeants et les militants syndiqués, les militants syndicalistes sont des citoyens français comme les autres avec les mêmes problèmes et les mêmes revendications et ils ont un savoir que l’on n’a pas forcément quand on n’est pas syndiqué, ils connaissent la loi du travail, l’organisation des manifestations, ils ont l’habitude des blocages sans que cela ne parte trop loin.
Pour revenir à la grève générale, le jour où on arrête de produire, on a tout bon parce que le fait que les usines soient bloquées, vides, cela paralyse le pays et fait réfléchir le gouvernement, l’état.
Pour ma part, je ne peux pas combattre sur tous les plans parce que je n’ai pas assez de connaissances et de savoir mais j’ai au moins cette analyse sociale avec une ouverture d’esprit qui me fait parler avec tout le monde et dans chacun il faut prendre le bon et voir avec le mauvais s’il y a moyen de le transformer.
Il y a des gens qui vous inspirent plus particulièrement dans le mouvement ?
Au début, il y avait tous les représentants portés par facebook on va dire, j’étais forcément intéressé par ce qu’ils disaient mais pas vraiment convaincu et je n’avais pas vraiment de lien avec qui que ce soit.
Aujourd’hui j’ai découvert François Boulo, on a commencé à parler de lui et j’ai adhéré tout de suite. Je pense que c’est la personne la plus à même culturellement, psychologiquement aussi, parce qu’il a le calme, la sagesse, les connaissances, le respect, le savoir-vivre, il incarne tout cela. Il a un discours compréhensible pour tout le monde. Il connait son sujet à fond, il ne va jamais déborder sur une ligne.
Et je m’inspire un peu de lui quand il dit « Je ne vais pas m’aventurer à aborder des sujets que je ne maitrise pas », son domaine c’est le monde du travail, le droit du travail.
Moi, qu’est ce que j’essaie d’apporter au mouvement en référence à ce modèle là ? J’ai toujours été un rassembleur, j’ai toujours été quelqu’un qui parlait avec tout le monde, j’aime bien l’esprit de cohésion comme au foot par exemple, j’essaie de faire ce que je connais et j’aimerais bien porter ses idées.
Aujourd’hui, c’est une chance de l’avoir, pour moi il émerge nettement au-dessus du lot. On a besoin de connaisseurs sociaux, de personnes qui ramènent un peu d’humanité dans le problème de fracture sociale qu’a soulevé et évoqué le mouvement des Jaunes.
Les gens ont été divisés et redivisés, on a toujours culpabilisé les gens d’être pauvres, les gens de ne pas avoir de diplômes, de ne pas tendre la main aux autres alors qu’ils n’avaient pas assez pour eux mêmes. On a fait un fond de commerce de cette fameuse charité, quand tu vois que sur les ronds points, on récoltait de la nourriture et on nous interdisait de redonner de la nourriture aux associations parce que cela doit venir des entreprises qui le déduisent de leurs impôts.
Pour vous, ce mouvement cela a été un beau réveil ? Ce n’est que le début de quelque chose ?
C’est un réveil, on a peur chaque jour que cela s’arrête. Tous les soirs je me couche en me disant on va où et tous les matins je suis debout, je suis au taquet. Il faut que les gens comprennent qu’on ne pourra pas tout faire ou défaire d’un coup, il faut aller étape par étape et ne pas s’obstiner dans des modes opératoires qui ont eu leur temps, il y a eu le temps de la colère, il y a eu le temps de pleins de choses. Maintenant, on est à un tournant du mouvement, on doit entrer dans le côté réflexion, analyse, propositions pour construire autre chose.
Comme dit si bien François, pour combattre l’état aujourd’hui on n’a qu’une façon de le faire c’est se servir des institutions comme eux s’en servent en mettant toujours plus de répression . Quoiqu’il arrive il faut que tout le monde comprenne, on n’est pas des révolutionnaires comme en 1789, c’est fini le temps où on allait agresser les élus avec une « fourche » et faire tomber un roi. Aujourd’hui, il faut comprendre que le pouvoir est mis en place par des élites qui ont le pouvoir de l’argent et la solution c’est le bras de fer en se servant des institutions. Et pour cela il faut être solidaire. Moi ma conviction est qu’il faut une grève générale.
“La dignité de la personne humaine et le bien commun sont au-dessus de la tranquillité de quelques'uns qui ne veulent pas renoncer à leurs privilèges.” – Pape François